Texte de Daniel Van de Velde sur André Robèr. Le neuvième jour

André Robèr

Site www.a-rober.com

Blog http://andrerober.blogspot.com/

Texte critique


• André Robèr Peintures, dessins 2000-2011
Isbn 2-91079-89-9

 

 

Daniel Van de Velde
Texte préface du catalogue André Robèr peintures, dessins 2000 2010

Le neuvième jour

1 Une porte, il pleut. Barre de seuil et délivrance. Marseille, Montreuil. Paris. Des résidus recomposés pour devenir des œuvres. Des gens sans univocité. Derrière un rideau molletonné, André Robèr, on l'attend. Il passe. Dans la pluie, d'autres pluies qui passent. Son chapeau, un détail hémisphérique, une bordure étroite comme une gouttière. Son cheveu est rare, un choix. Un seul cheveu pour une séquence ADN au goût de traversée mélancolique de la pluralité des esprits. Page 6 : La silhouette humanoïde à la tête de bête, féline, et le chien qui n'aura jamais une tête d'homme. Qui serait là pour attaquer la silhouette parce que celle-ci se métamorphose en félin. La félinité d'un homme que ce chien refuse. Montreuil, des trottoirs, gare de Lyon, Marseille. Marseille, le métro, escalier mécanique, Montreuil. Dans l'autre sens Robèr André. Des allers et retours.

2 Cinq lettres pour le prénom. André. Cinq lettres pour le nom, Robèr. Un équilibre entre deux mondes. Deux pour l'instant. Quatre voyelles, six consonnes. Des noms qui résonnent comme des prénoms. Un sens aigu et douloureux de la proximité. Dans son prénom les voyelles au nombre de deux enserrent les consonnes. Dans son nom, les voyelles au nombre de deux s'insèrent entre les trois consonnes. Cela a son importance. Une portée musicale, une proposition rythmique. Le livre ouvert de l'extraordinaire liberté d'apparition des lettres. André qui élabore une œuvre d'abord par goût de la restitution de soi comme être puis comme monde et enfin comme esprit. Pour lui, les lettres sont également matériau de récupération. Page 93. Il écrit : lire pour chasser les idées noires. Machine à écrire, machine à délier les lectures, inversion topographique, toponymique, lire : Chasser pour lier les idées noires. Les collages. Quand la langue devient matière à figuration, à apparition. Quand la langue française devient matériau de récupération pour des découpages sémantiques sans fin.

3 Il y a des gens qui deviennent des morceaux. Dispersés. Un douloureux recyclage de la nature humaine. Dans ces morceaux des résidus pour recomposer. Le goudron, la résine, des bâches, des trente-trois tours. Des lieux infimes et d'autres plus grands que l'on peut reconvertir en atelier. De nature insulaire le regard d'André Robèr ne va pas vers une totalisation. Sa pensée fragmentée se délie en poèmes écrits, poésie visuelle à vocation d'affiche et des peintures conçues comme des intermédiaires sur des médiums de récupération. Pas d'arrière-plan. Des fonds neutres, des fonds irrécupérables. Sans fond. Son regard, son écoute, sa pensée sont de nature labyrinthique. Je m'égare. On s'égare. On devient multiple. Le labyrinthe est de quintessence insulaire. Un jour je deviendrais commissaire d'exposition et je montrerais ton œuvre dans un labyrinthe. Un jeu de recomposition des teintes d'une travée à une autre selon la décomposition du spectre lumineux découvert par Copernic. Dedans tes œuvres, errantes, sur orbite, et peut-être aussi on peut rêver, des gens errants. Sur orbite eux aussi. Comme si œuvres et gens répondaient de la pluralité des mondes.

4 Il n'y a pas d'île, il n'y a pas de mer, il y a un continent qui s'invente en inventant des îles, des mers qui inventent des continents conçus comme des îles et des mers. Immersion, émersion, la mesure subjective du jeu des marées et des soubassements tectoniques, André l'a spontanément absorbé alors qu'il n'était rien d'autre qu'un gosse traînant ses guêtres existentielles du côté de La Réunion. Il ne savait pas encore de quelle sorte de neige la France dans son intégralité était faite. Il avait un morceau du puzzle. Une pièce. Mais plutôt que de finaliser un ensemble, de partir en quête de toutes les pièces qui lui donneraient à la fin un puzzle parfaitement agencé, il est parti de cette pièce pour la morceler vers l'infiniment petit. Il a fait nuit, une nuit immense, de ce morceau. C'est cela son rapport à la langue, une francophonie fragmentée. Son rapport à la peinture, le plus petit dénominateur commun dicible et ou visible. En deçà plus rien d'autre que l'invisible, que l'indicible. Au-delà l'incommensurable. Il a pour outil, l'intelligence de la vitesse et la vitesse de l'intelligence.

5 Dernièrement Les Pyrénées. André dit un ours, dans un livre. On ne comprend pas forcément ce livre si l'on n'entend pas que dans les soubassements de sa langue, de son style, de sa musicalité, - les interstices, les manques, les regards, la lucidité sont de quintessence créole. Ours on fût, ours on fuit, ours on reviendra. On se lève, on trouve chaussure à son pied et l'on se met à arpenter. A écrire, à peindre, à dessiner, à fédérer, à cuisiner. Dans les mets, l'odeur d'une étoile, un ami qui souffre, un coup de pied donné à un chien parce qu'il vous suivait alors que vous ne lui aviez rien demandé ; une communication constante, en sous-main d'esprits libres qui naviguent dans la pluralité des mondes. André Rober est de la sphère des communications ininterrompues. Pages 15 & 20. Arrêt sur image. Trente-trois tours. Récupérés. Des teintes. Une pâte, des teintes rougeoyantes, terre de Sienne et d'autres plus sombre, sur fond rotondité. Recto verso. Recto solaire, verso rhésus. La disponibilité de quatre visages esquissés sans appel, intériorisés. Juste là pour éprouver la notion d'apparition. Au qui sommes-nous, d'où venons-nous, ces quatre figures répondent nous ne sommes pas, nous vivons comme les parties éclatées d'apparitions multiples. Ce jour-là (cette nuit-là) André n'en a choppé que quatre sur les quatre-cent-mille deux cent-vingt-trois qui s'égaraient sans cesse de part et d'autre de l'univers. Quatre valent mieux qu'une. Des figures, des corps, des silhouettes et fatalement une sexualité parfois poussée jusqu'à l'obsession, jusqu'à la dissipation. Des figures pour contourner la contemporanéité. Hors monde. Hors jeu. En attente. Le puzzle déchirant de l'actualisation de soi, André l'a délaissé. Il s'éclate. Il est multiple. Il est femelle, pyrénéen, australopithèque, trader, conducteur d'engins, intercesseur de la pluralité des évènements. Parfois aussi il est éditeur. Parfois aussi il prend le temps de se préparer une tisane, d'appeler un ami. De désirer une femme. De n'être rien. Mais c'est un rien pour ne plus mentir. Un rien pour œuvrer. Un rien magnanime.

Interlude  Qui peint qui quand tu peins André ? Qui peint quoi ? Elle est où la peinture André ? Elle est qui ? Ces apparitions, ces silhouettes, les poissons. Les supports. C'est quoi la mesure aqueuse des gens qui coulent sans fin sans fond André ? Elle sert à qui la spiritualité des damnés ?
Un jour il faudra me prouver, André, que les quatre hommes rouges sont vraiment rouges. Page 77. Tu me dois ça l'ami. Un jour je viendrais chez toi pour tâter, pour sentir pour savoir de quel rouge tu es fait. C'est comme ça, c'est la vie. On a besoin, face à certains de ses amis de savoir de quel rouge ils sont fait. Moi je crois que tu es d'un rouge d'agglomération. Tu n'es pas fait d'un rouge de récupération. Irrécupérablement rouge.

6 André n'est pas monolithique. Un pas de côté et il se retrouve à cheminer dans une diversité à l'abandon. Une diversité sans restriction. Sans appel. Une diversité déchirée, hantée. C'est en lui ce besoin de se lier spontanément à cette diversité. Celle-ci plutôt qu'une autre parce qu'elle ne fait pas montre d'autorité. Les Pyrénées donc. Va savoir pourquoi il aurait atterri là-bas. Il joue un peu là-bas à l'ours qui aurait vu l'ours qui aurait vu l'homme qui aurait vu l'île. Il joue à ce jeu par goût de la rétractation. Il communique. Le réseau technique des communications, le réseau tectonique des communications. Entre les deux la lente maturation des boutures libertaires mâtinées de spiritualité. Une spiritualité plus ou moins inhumaine, plus ou moins animiste. Des esprits qui sont en lui. Des esprits qui gèrent un André Robèr par forcément pour le tourmenter. Pour des énigmes en cours et à venir. Pour des détours. Des esprits qui se laissent détourés dans des peintures, des dessins.

7 Les strates, les bifurcations, la pauvreté. Il y a dans son travail, une modestie. Modestie d'ouvrier d'abord. Ouvrier de son propre destin. Un destin qui décalque les postures animistes du monde. Son côté Shinto. Modestie parce qu'il est dans la résorption des masses et des grands théorèmes lancinants de ses contemporains. Il écrit. Une musique légère essaimée de recueils de textes en recueils de textes. Il poétise en créole. Un créole réunionnais qui n'a rien à voir avec l'emphase du créole antillais. Il poétise comme si la Réunion était une terre culturellement aride, oubliée, incertaine. Une terre d'écart et de recentrement. Recentré, André l'est mais d'abord à Paris. Puis à Marseille. Il vit dans des villes comme entrecoupées de fragments de France. Une France où ses magnifiques poèmes visuels font comme des trous à chaque fois qu'il les montre. Des trous pour déporter l'unité linguistique d'un pays vers des périphéries lointaines et égarées. Il le fait sans haine. Il le fait même parfois avec un étonnant esprit de légèreté. Il m'a appris que dans sa propre langue, chacun n'est pas réductible à soi mais à une sorte de créolité qui fait de vous un étranger dans votre territoire linguistique maternel. Un esprit errant.

8 AN(une part de langage)DRE RO(s'est cassée de toi)BER
ANDRE(s'est cassé en moi) ROBER(en toi, en moi, un tas de pierres)

9 Les bifurcations existentielles. La porosité des matériaux, porosité des corps. Dans une absence de décors, des êtres latents, modestes. Ni tout à fait transcendants, ni tout à fait immanents. Une immanence par à-coups. L'intranquillité pour nous face à ce qui résonne comme esprits un peu partout.
Les linceuls. Le retour résiduel des matériaux (les matériaux chez André sont esprits décimés) tranquillement figurés, tracés. Même pas de mémoire. Même pas par un goût fastidieux pour de l'imagination (l'imagination, ça n'existe pas). André Rober fait des trous dans des îles, dans des continents, dans des langues. Il a en lui la beauté brute d'un être fondamentalement révolté qui se présente malgré tout avec élégance. Un tout pulvérisé. Rien dans son travail pour se venger. Même pas il œuvre pour rapiécer les cultures, les continents, les évènements. Il ne fait pas acte de totaliser une expérience, une expression. Dans le jeu cent-mille fois résorbé de devoir personnifier une œuvre, il choisit le fragment de la multiplicité des apparitions. Il le fait seul. Avec pudeur. Avec sincérité.

DERNIEREMENT André, je n'ai plus le temps d'être un homme. Plus la parole. Des lumières grégaires, l'entonnoir des sensations, je n'ai plus envie. André écrit des mixtures maison. Il combine des recettes, un patchwork de perceptions. Partir de matériaux de récupération. On récupère une figure, une autre, un animal, une teinte, on récupère un corps, une silhouette. Pas de fond, pas de forme. Pas de premier-plan, d'arrière plan. Des glissements sémantiques de terrain. Une langue, le créole, vécu, expérimenté comme un arrière-plan sémantique ; une contrée pour contrer ces langues qui voudraient pouvoir à elles seules totaliser une expérience de l'homme. Je n'ai plus le temps d'être un homme. La pluralité des temps. La pluralité des mondes. Une contemporanéité arasée, dissoute. Le poème ordinaire de la modernité pulvérisé par une trop longue, une trop forte exposition à des latitudes uniquement septentrionales. Désespérément septentrionales. La pluralité des mondes. Des esquisses de proto-modernité. Chacun de nous. Chacun d'entre nous.
Daniel van de Velde. Mai 2011

 


 

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